CINÉMA - Tourné en secret selon l'habitude de son réalisateur François Ozon, "Grâce à Dieu" raconte une histoire vraie
Celle de la naissance de l'association de victimes "La parole libérée", fondée à Lyon en 2015 par d'anciens scouts ayant accusé le père Bernard Preynat d'abus sexuels
Toutefois, ce n'est pas la pédophilie dans l'Église ou une enquête à la "Spotlight" qu'a voulu raconter Ozon
Le réalisateur du controversé "Jeune et jolie", après avoir dépeint la femme dans tous ses états, ses vulnérabilités et ses contradictions, s'intéresse cette fois aux hommes
Et pas n'importe lesquels: les blessés. Du corps, du cœur et de l'âme. "Je voulais faire un film sur les hommes fragiles, sur le masculin émotionnel", a-t-il expliqué lors d'une conférence de presse le 30 janvier
Au vu de son thème et de son approche, le film aurait pu s'intituler "L'homme qui pleure", comme l'a confié son réalisateur
Filmé sous le nom de code "Alexandre" d'après le prénom de l'un de ses personnages principaux, "Grâce à Dieu" est un film sombre, sacré, plein d'espérance et de doute, qui retourne le spectateur autant qu'il a remué ses acteurs et élargi la réalité des faits
Après les polémiques, le public le découvrira enfin sur grand écran ce mercredi
Lundi 18 février, la justice -saisie par les avocats du père Preynat qui ont accusé Ozon de les mettre face au fait accompli avec ce film de deux heures qui présente leur client coupable alors que le procès n'a toujours pas eu lieu- a en effet considéré que l'œuvre pouvait bel et bien sortir en salles
Selon le juge des référés du Tribunal de grande instance de Paris, trois raisons ont motivé son non-report
Le fait que le procès de l'ancien aumônier scout n'ait pas lieu en même temps que la sortie du film a fortement joué
Celui-ci se tiendra plus tard, le 7 mars. Ensuite, le magistrat a estimé nécessaire de préserver la liberté de création et d'expression
Enfin, la différence de temporalité entre la justice et le cinéma (un procès et l'épuisement des recours légaux pourraient prendre des années alors que le film est prêt, que 307 copies ont été fournies aux salles et que la promotion a coûté un million d'euros aux producteurs), ne rendait pas, selon lui, un report indispensable
D'autant que, pour François Ozon, ce dernier long-métrage n'a rien d'une chronique judiciaire qui tenterait de faire le jour sur l'affaire
Interviewé sur Europe 1 ce mardi, au lendemain de la décision de justice, le réalisateur a expliqué que son film n'était pas centré sur les culpabilités au cœur du procès, mais bien sur la vie des victimes, sur leur caractère et leur ressenti
En clair, sur cette masculinité fragile omniprésente dans "Grâce à Dieu", avec lesquels les protagonistes doivent composer au moment des faits
Mais aussi en grandissant, en évoluant, puis en devenant des personnalités publiques dès lors qu'ils décident de s'organiser et de témoigner
"Le point de départ c'est le fait divers. Mais très vite, je pars sur ces hommes qui ont osé parler, et sur les répercussions de la libération de la parole chez quelqu'un qui raconte, à 40 ans, qu'il a été victime", explique le réalisateur
"J'avais envie d'aller vers des hommes qui sont dans l'expression de leurs souffrances et de leurs émotions
Des ressentis que l'on associe traditionnellement au féminin." Pour dénicher son sujet, François Ozon a cherché l'inspiration sur Internet
Un peu par hasard, s'il en existe dans ce genre de quête, il se retrouve sur le site de l'association "La parole libérée", et l'histoire d'un des fondateurs, Alexandre Guérin [le nom de famille a été modifié pour entrer dans la fiction, ndlr], le touche immédiatement
Le dossier du père de famille ressemble déjà à un scénario: victime de Bernard Preynat enfant, il passe du bambin fier d'être "l'élu" de l'aumônier du groupe scouts de Saint Luc, à Lyon, à un jeune homme puis un adulte marqué à vie par la pédophilie
Construit malgré tout comme il a pu, il a réussi ce tour de force de conserver sa foi et ses valeurs traditionnelles et chrétiennes et de les transmettre à ses cinq enfants
Au fur et à mesure de ses recherches, Ozon découvre que l'histoire ne s'arrête pas à la plainte d'Alexandre
Il lui faudra une véritable enquête journalistique pour comprendre l'ampleur de son sujet, "un vrai polar", comme il le décrit
Parti d'un personnage principal ultra consistant, il se retrouve à articuler un récit autour de quatre figures, toutes victimes du même prêtre, durant la décennie 1980-1990
Des hommes craquelés, fissurés et parfois désemparés. Alexandre Guérin, François Debord, Gilles Perret, Emmanuel Thomassin
Victimes éparses du père Preynat, ils finissent par se rencontrer adultes, à l'initiative d'Alexandre, lorsque celui-ci réalise à 40 ans que l'ecclésiastique officie de nouveau à Lyon et qu'il fréquente toujours de jeunes enfants
Quelques mois après le premier dépôt de plainte, l'énergie de François (incarné par Denis Ménochet) leur permet de se réunir en association
À l'opposé d'une fresque virile et efficace, François Ozon dresse dès lors les portraits d'un masculin heurté et blessé
Et raconte le début houleux de "La parole libérée", née dans la douleur de la résurgence d'horreurs enfouies
"L'important pour moi était de raconter l'intimité d'hommes meurtris dans leur enfance", dit Ozon
Pour satisfaire l'exigence d'un réalisateur qui place la justesse de l'émotion au cœur du scénario, aucun des acteurs n'a voulu rencontrer son modèle dans la vraie vie
Et ces derniers n'ont pas lu le script, sauf celui de la scène de confrontation entre Alexandre et le père Preynat, certainement l'un des passages les plus glaçants du film
Placée assez tôt dans le film, la scène clarifie ainsi l'intention d'Ozon d'écrire sur les hommes et non sur les dérives de l'Église
Sous la croix, la psychologue du presbytère et secrétaire du Cardinal Barbarin, Régine Maire -dont le prénom ainsi que celui du haut dignitaire n'ont pas été changés- réunit le Père Preynat et Alexandre le temps d'un "Notre père" du pardon
Le piège de la miséricorde selon l'Église. Car "le pardon enferme", explique Alexandre Hezez, membre fondateur, dans la réalité cette fois, de "La parole libérée"
"Quand vous avez pardonné, vous ne pouvez plus combattre le coupable. Dans l'Église catholique, on assiste à une industrialisation du silence par le pardon"
Avant cette scène dont l'instigatrice espérait peut-être qu'elle clôturerait l'affaire, les larmes d'Alexandre avaient déjà coulé
Cinq minutes après le début du film. Le lien entre ces larmes et la mascarade de pardon est fait par le fils d'Alexandre: "Papa, tu lui a pardonné?", demande-t-il dans l'embrasure d'une porte à boiseries de leur appartement cossu
"Je ne sais pas si on peut". Alexandre doit gérer sa colère, sa soif de justice et sa crise existentielle à 40 ans
Face à lui, ses garçons adolescents assistent aux doutes de leur père et parachèvent leur propre construction
À la suite de la quête de ce premier personnage, celles de trois autres commencent
Avec chacun des vides à combler, des plaies à panser et des failles à surmonter. "L'important pour moi était que l'émotion et la douleur soient différentes d'un personnage à l'autre et expriment des facettes et des répercussions différentes de l'affaire sur l'intimité des personnages", insiste François Ozon
À l'opposé de la mesure que s'impose Alexandre, il y a François. L'imposant gaillard qui puise son énergie dans son couple et dans ses filles, à partir du moment où il se résout à porter plainte après s'être persuadé qu'il avait surmonté son traumatisme
Une évolution radicale qui le pousse jusqu'à l'apostasie. À sa droite, Gilles, le chirurgien discret et pragmatique
D'abord médiateur entre les différents caractères, il a rapidement besoin de s'éloigner de l'association pour prendre du recul et rebondir à sa manière
Dernier introduit, Emmanuel, le plus jeune de la bande, l'écorché vif à la mère généreuse et en proie à une relation toxique avec sa compagne comme avec son père
Les agissements du père Preynat l'ont marqué physiquement et ont provoqué une déformation génitale éprouvant sa vie affective et intérieure
Très vite, "La parole libérée" et ses membres deviennent son nouveau foyer. Pour véhiculer son message, François Ozon a également adapté sa manière de réaliser
Tout au long du film, il a voulu faire sentir au spectateur ce que vivaient ses personnages
"L'important était d'être de leur point de vue, d'accompagner le combat au plus près
J'avais envie de rendre justice à leur parcours. Il fallait que je sois proche des acteurs
" Une caméra tremblante, qui montre les visages, qui ne cache rien, qui dit tout des émotions des hommes qu'elle présente
Dès la scène d'ouverture, on découvre l'évêque de dos qui tient l'ostensoir et le brandit au-dessus de la ville
Au-dessus des lois? La puissance et le sacré de l'institution imposés dès la première scène contrastent avec l'innocence brisée de ces hommes
La difficulté pour eux de se construire, puis l'incertitude, le doute et la solitude en tant que témoins et victimes
Si le masculin des protagonistes est bancal et peu assuré, celui de l'oppresseur et du magistère est raide et droit
Il ne vacille pas. Même dans la tourmente, lorsque le cardinal Barbarin explique que "Grâce à Dieu, les faits sont prescrits", sa voix ne tremble pas
Elle affirme, sereinement. Elle explique aussi à Alexandre que le père Preynat ne pourra jamais être départi de sa vocation de prêtre, malgré ses crimes
Pourtant, contrairement à ceux qui incarnent l'Église dans son film, François Ozon pense que l'institution tente dans la réalité de se racheter et de prendre conscience des faits
À l'image des quatre protagonistes de "Grâce à Dieu", elle comprend et tente de faire avec ses fragilités, en somme
"Quand il y a une omerta qui existe pendant très longtemps dans une institution, l'institution essaye de se défendre
Or pendant très longtemps l'Église a fait le silence sur les abus sexuels, mais aujourd'hui je pense qu'elle est en train de réaliser que le public ne veut plus de ce silence et veut que les choses changent", détaille le réalisateur
Dans "Grâce à Dieu", contrairement aux autres réalisations de François Ozon, les femmes ne sont donc pas des personnages principaux
Mais au travers de l'accompagnement de leur mari, elles existent et combattent. Apportant ainsi leur contribution dans le cheminement des victimes masculines
Ces personnages secondaires, à travers des rôles d'épouse, de compagne ou encore de mère, leur permettent d'avancer et d'exprimer leurs faiblesses et leurs souffrances
Au contact de la virilité blessée, leur féminité irradie pour les besoins du film
"Je trouve beau que ce soit les femmes, les personnages forts, qui soutiennent les hommes", se félicite Melvil Poupaud, qui incarne Alexandre dans le film
Et pour cause. Si ces femmes sont aussi présentes au côté des hommes, c'est qu'elle n'ont pas pu porter plainte pour les drames qu'elles ont traversé dans leur propre vie
C'est en se tenant fièrement et courageusement au côté de leurs époux, en les soutenant dans leur lutte pour la vérité et pour leur reconstruction qu'elles se font justice, à leur manière
"Sans leur soutien, cela aurait été beaucoup plus compliqué pour les hommes de se lancer
Elles partagent vraiment leur combat." La preuve que même en s'attaquant à des portraits d'hommes, François Ozon conserve toujours une place de choix pour le féminin
À tel point qu'on aurait aimé qu'elles aussi aient la possibilité de mener leur propre combat
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